révision de La vie de l’absent

La Vie de l’Absent a été initialement publié en Octobre 2017. Le jeu a trouvé un public et a été globalement très bien accueilli, bien mieux que ce que j’avais anticipé en publiant un jeu de rôle si particulier, si éloigné des mondes de l’imaginaire et de « l’important c’est s’amuser ». Deux ans plus tard, j’aperçois dans les critiques, souvent élogieuses, un problème récurrent concernant les coquillages. Je me concentre dans cet article sur ce problème et je vous raconte comment j’ai révisé la Vie de l’Absent pour tenir compte de ces critiques.

Dans la Vie de l’Absent, les joueuses s’offrent des coquillages. Ce mécanisme a pour but de créer autour de la table des gestes de don. Il a pourtant été lu et interprété comme une économie où la joueuse doit tout faire pour gagner des coquillages. Puisqu’on peut le voir comme une ressource du jeu, une monnaie, de l’argent en somme, alors en gagner ou non, en avoir assez, en avoir plus qu’une autre peut devenir un enjeu. Une marchandisation des sentiments ? Ouch.

Une course à la performance ?

Dans le temps des souvenirs la règle originale dit :
Pendant qu’une joueuse raconte un souvenir, les autres peuvent marquer leur approbation en offrant un coquillage à la joueuse. Au début du temps des souvenirs, les joueuses placent des coquillages en tas au centre de la table. Les joueuses sont invitées à offrir un coquillage lorsque le souvenir relaté les touche ou lorsqu’elles pensent que le souvenir éclaire l’absent sous un nouveau jour, en particulier s’il est aligné avec le ton et le thème de la partie. Une joueuse qui offre un coquillage n’interrompt pas le récit du souvenir, elle ne tend pas le coquillage, elle le glisse sur la table en silence.

Dans son article La Vie de l’Absent : un jeu qui fait du bien ?, Morora pose au sujet des coquillages :
Parce que là, ça marque l’approbation du joueur, si je lis bien les règles. En plus… Toi, t’es là et genre ton pote, il veut te dire « Là, je trouve ça top ». Okay, tu reçois un coquillage, t’es content. Mais si ton copain à côté, il galère et qu’il est pas dans le même mood et qu’il a pas trop de coquillages, est-ce qu’il va pas être en bad ? Est-ce que y’a pas un effet notation de la manière de jouer un peu gênant ?

Dans la vidéo Retours d’XP – La vie de l’absent, Paul partage son ressenti :
je trouve que elle évalue la performance entre guillemets créatrice de quelqu’un est en fait donné un coquillage ça pousse les gens à mon avis après c’est mon humble avis à toujours aller plus loin dans l’émotionnel. C’est intéressant d’aller toujours plus loin dans l’émotionnel mais pas par le biais d’une carotte parce que là il y a des fois où […] il y a eu des donations de coquillages ou je comprenais vraiment pas pourquoi c’était donné et il y a des moments où il y a personne qui a donné les coquillages alors que ça valait le coup.

Dans ces deux critiques on retrouve un point commun, l’utilisation des coquillages pour saluer la performance créatrice des joueuses et en creux le jugement très négatif si le don ne vient pas sanctionner la performance. Dans ma formulation de la règle originale, les coquillages communiquent une approbation entre les joueuses, avec un double sens « ça me touche en tant que personnage » ou « ça me plait en tant que joueuse« . Ce deuxième point, les coquillages comme outil de contrôle de la partie par les joueuses, ouvre à cette interprétation de course à la performance.

J’ai depuis refait des playtests pour envisager deux modifications. La première est le retrait du mot approbation au bénéfice du mot émotion, supprimant le « ça me plait en tant que joueuse » pour ne garder que le « ça me touche en tant que personnage« . La seconde, plus profonde, est l’inversion du mécanisme en proposant aux joueuses de prendre un coquillage quand un souvenir touche leurs personnages, comme la bile noire dans Libreté. Ces deux variantes fonctionnent et me semblent plus satisfaisantes que la version originale. J’ai trouvé que cette seconde variante altérait trop le jeu en supprimant un geste de don. J’ai gardé la première :

Pendant qu’une joueuse raconte un souvenir, les autres peuvent montrer que ce souvenir touche leurs personnages en lui offrant un coquillage. Au début du temps des souvenirs, les joueuses placent des coquillages en tas au centre de la table. Une joueuse peut se saisir d’un coquillage depuis le tas pour le glisser sur la table, en silence, vers la joueuse qui raconte. Ainsi, une joueuse qui offre un coquillage n’interrompt pas le récit du souvenir. Donner un coquillage exprime l’émotion de son personnage. Recevoir un coquillage est un encouragement.

une accumulation minutieuse ?

Dans le temps des héritages, la règle originale dit :
Une joueuse s’adresse à une autre et lui indique, par la voix de son personnage, ce qu’elle lui offre. La joueuse qui offre l’héritage dépense autant de coquillages que de joueuses autour de la table.

Dans le Podcast One Shot N°59 : La Vie de l’Absent, de Tiramisù, Darky parle ainsi de son expérience de jeu à l’issue d’une partie qui comportait 6 participants :
Moi à un moment […] je devais en avoir 11 et ça m’a forcé à prendre la parole pour pleurer des coquillages quoi parce que je ne vais pas rester avec 5 coquillages et du coup ça entraîne un petit peu, ça motive à faire à prendre la parole […] et se dire à la fin il y a en faut un multiple de 6.

Cette règle introduit un seuil qui incite certaines personnes à compter et à chercher à faire des multiples du nombre de joueuses. Durant tous mes playtests je n’avais été confronté qu’à un cas et ceci n’avait pas eu de conséquence négative sur la partie. On peut par ailleurs relever dans la règle originale que j’emploie le verbe dépenser pour parler de la mobilisation des coquillages durant le temps des héritages. C’est bien là le signe que les symboles monétaires sont très présents à nos esprits, même pour moi qui souhaite dans ce jeu m’en distancier. J’ai fait plus attention à mon vocabulaire et j’ai explicitement écrit : Accumuler beaucoup de coquillages n’est pas nécessaire.

Une générosité comptée ?

Dans la vidéo Retours d’XP – La vie de l’absent, Jérôme partage son ressenti :
Plus t’es riche plus tu peux en jeter au regard des autres est moins t’en a et plus t’es dans la merde parce que tu sais pas à qui tu vas donner pourquoi et dans quel sens et voilà quoi moi franchement c’est vrai que ça m’a vraiment vraiment dérangé dans ce jeu est très franchement je partage votre avis c’est pour les héritages ça devrait être gratuit quoi, ça devrait de l’altruisme pur si tu as envie de donner à quelqu’un quelque chose tu le fais si t’as pas envie que tu le fais pas point bar.

La règle limite le nombre d’héritages que peut faire chaque joueuse. L’absent n’est plus, les joueuses regrettent de ne pouvoir offrir plus. Cette limitation contraint donc les joueuses et créent une frustration. Cette frustration est totalement voulue dans mon design du jeu, elle est là pour obliger les joueuses à faire des choix et rendre chaque héritage plus chargé de sens. C’est la joueuse qui a le plus reçue des autres qui peut mécaniquement leur offrir le plus. Je n’ai ainsi pas l’intention de changer le jeu sur ce point.

La règle révisée

Les retours critiques reçus par la Vie de l’Absent ne s’arrêtent pas à ces points négatifs et sont globalement très positifs. Cela pourrait être tentant d’occulter les retours négatifs mais je trouve plus constructif de les accueillir et de tenter d’en faire quelque chose. Ces retours négatifs me semblent teintés par notre temps, marqués par l’argent et la course à la performance, autant d’embuches à déjouer. Certains retours soulignent un problème dans le jeu tel que je souhaite le transmettre et ils sont donc une opportunité d’amélioration. Dans d’autres cas ils sont des tentatives de faire d’autres jeux qui ne sont pas alignés avec mon intention et alors je souhaite garder ma ligne directrice. La version en ligne depuis fin Septembre 2019 sur ce site comme sur Lulu est enrichie de cette révision.

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