Dans ce nouvel article, troisième de la série que je consacre aux masculinités en jidérie, j’analyse en profondeur une campagne du jeu de rôle Mage l’Ascension que j’ai jouée durant 10 ans avec le même groupe de gars. Cette article est par bien des aspects une illustration de mon précédent article consacré au phénomène de la carte postale. Il va être l’occasion de s’interroger sur les personnages féminins que nous avons joués, sur la place de l’empathie et des relations personnelles entre nos personnages et avec les nombreux figurants.
Mage, l’ascension
Comme beaucoup de rôlistes l’ont vécu, en quittant la ville où j’étais étudiant pour faire mon doctorat et en habitant pour la première fois avec une amoureuse, je me suis coupé de mes cercles amicaux et du jeu de rôle. Ce fut une longue traversée du désert, entrecoupée par des tentatives de renouer ou d’aller au contact d’autres groupes ou associations. Certaines expériences étaient très bonnes mais n’avaient pas pu malheureusement devenir régulières. Certaines autres m’avaient horrifié. Ces personnes faisaient du jeu de rôle, mais pas comme moi, ce qui était pour moi une découverte parce que je ne concevais pas que l’on puisse jouer autrement[1]je parlerai abondamment de ce sujet dans un prochain article..
A la faveur d’une de ces tentatives qui se sont étalées sur des années, je rencontre Loïc. Il m’invite à rejoindre sa campagne de Mage. C’était vers 2004, j’avais alors 30 ans. Je rejoins une table comportant Loïc comme meneur et trois joueurs, des hommes sensiblement de mon âge. Je vais jouer sur cette campagne jusqu’en 2014.
Le cadre générale de la campagne était la confrontation d’un bloc occidental contrôlé par les Technomanciens, semblables au vert de gris de Matrix, et la Mère Russie, terre d’un communisme accompli et soutenu par un puissant corps des sorcières, inspirée de la série de bandes dessinées The Red Star[2]https://en.wikipedia.org/wiki/The_Red_Star. Nos personnages faisaient parti de ce corps des sorcières. Une troisième force fondamentalement mauvaise corrompait les deux camps pour semer guerre et désolation. L’essentiel de nos sessions consistaient à comprendre et déjouer cette force, jusqu’à une bataille finale. Cette campagne que nous avons jouée des années durant était enrichie d’une multitude d’emprunts à pleins d’œuvres de la pop culture, savamment disposées pour en faire un tout cohérent. Loïc était passé maître à l’art du collage.
Mage, l’Ascension[3]http://www.legrog.org/jeux/mage-l-ascension[4]un jeu créé par 8 co-auteurs, 7 hommes, 1 femme est un jeu de rôle publié en 1993 dans la lignée du World of Darkness, un ensemble de jeux partageant un même univers contemporain fantastique et focalisant l’expérience sur le fait de jouer des vampires, des garous, des fantômes, des momies, ou en l’occurrence des magiciens. Le World of Darkness a accompagné une révolution dans l’histoire du jeu de rôle. Il marque une volonté de traiter des thèmes plus adultes, plus sombres, plus personnels aussi, tels que les errements et la soif du vampire. Il appelle le meneur de jeu le conteur marquant ainsi que la narration est centrale. Il propose une gamme très vaste de suppléments qui couvrent notamment tous les clans de chacune des factions.
personnages féminins
Une joueuse venait de déménager et ne pouvait plus se joindre au groupe, j’avais créé un nouveau personnage afin de la remplacer. Elle jouait une Verbena, mage de la nature, portée sur le soin et la séduction. Cette association m’avait à l’époque semblé très caricaturale. Elle contraste avec les nombreux personnages féminins de cette campagne, qu’ils soient joués par les joueurs ou par le meneur.
Deux joueurs interprétaient en effet des personnages féminins. Arnaud jouait Dana, l’ambitieuse, avide de puissance, excellente tisseuse de réseaux d’intérêts entre les personnages de la campagne, mais aussi dotée d’une éthique et au service d’une cause bien plus grande qu’elle-même. François jouait Estelle, rat de bibliothèque et de labo, bien plus à l’aise sur sa paillasse à créer des choses qu’à échanger, d’une grande gentillesse sans que l’on puisse lui marcher sur les pieds impunément. Ces personnages me paraissent profonds et caractérisés par bien plus que leur genre. Pour préparer cet article, j’ai interviewé Arnaud et François. Ils m’ont tous les deux déclaré que le fait de jouer des personnages féminins provenait pour eux d’une envie de renouvellement de leurs pratiques et n’avait dans la durée pas eu de conséquence sur leurs manières de jouer. Nous jouions entre mecs mais, dans la fiction, notre équipe était mixte.
Cette campagne comportait une foule de personnages féminins qui avaient des rôles majeurs et dont je me souviens. L’ordre dont nous faisions partie était le corps des sorcières, terme genré au féminin quels que soient les personnes. Le corps était dirigé par un haut conseil dont les personnages les plus importants étaient des femmes. J’en citerai trois : Marina Morovna, mère supérieure de la Sororité de Lilith, inspiré du Bene Gesserit dans le roman Dune[5]https://fr.wikipedia.org/wiki/Dune_(roman) , Ada Lovelace, inspirée du personnage historique, une des créatrices de l’informatique[6]https://fr.wikipedia.org/wiki/Ada_Lovelace et enfin Maya Antares, héroïne du roman graphique The Red Star. Il y avait également des personnages féminins majeurs parmi nos opposants. Je citerai Irina Derevko, femme d’action et d’intrigue empruntée à la série Alias[7]https://fr.wikipedia.org/wiki/Alias_(série_télévisée) et mère de la malheureuse Estelle ; Valeria Forzia, agent implacable qui a longtemps eu un coup d’avance sur nous ou encore Judith Tyrell, dite l’agent J, inspirée de Mademoiselle Parker de la série Le Caméléon[8]https://fr.wikipedia.org/wiki/Le_Caméléon, un agent qui a fait du poker face sa marque de fabrique et qui rejoindra finalement nos rangs ainsi que les bras de Solmath[9]nom tiré du second mois de l’année dans le calendrier utilisé par les Hobbits dans l’œuvre de Tolkien, mon personnage.
Cette campagne n’était pas sexiste, surtout si on la compare à d’autres productions de l’époque telles que les films sortis durant la même période. Le test de Bechdel est une règle qui permet de mettre en évidence sur une œuvre de fiction la sur-représentation des protagonistes masculins[10]https://fr.wikipedia.org/wiki/Test_de_Bechdel. La règle est simple : Est-ce que deux femmes nommées (nom/prénom) dans l’œuvre parlent ensemble d’autre chose que d’un homme ? Sylphelle a adapté ce test pour le jeu de rôle, sous la forme d’une check-list[11]https://sylphelle.itch.io/tests-de-bechdel-adapts-au-jdr-et-au-gn. Je crois que nous passions ce test et nous atteignions le niveau Super Cookie pour chacun des scénarios de cette campagne, contrairement à la moitié des films sortis durant la même période[12]https://bechdeltest.com/statistics/. Tout cela contraste également avec mon expérience rôliste relatée dans les articles précédents de cette série.
empathie cognitive
Durant cette campagne, les relations interpersonnelles étaient primordiales. Il nous fallait sans cesse comprendre les personnages que nous rencontrions, comprendre à qui ils étaient liés, tisser des liens de confiance et éventuellement s’en faire des alliés. Ces relations étaient majoritairement motivées par le service de la Mère Russie puis par la volonté de certains joueurs de lier leurs personnages à des personnes à même de les faire évoluer. D’une certaine façon, plus du développement personnel que la formation de relations empathiques.
Le concept d’empathie recouvre généralement deux notions qu’il est intéressant de distinguer : l’empathie émotionnelle et l’empathie cognitive[13]https://fr.wikipedia.org/wiki/Empathie#Empathie_émotionnelle_et_empathie_cognitive. L’empathie émotionnelle est la capacité à ressentir les états affectifs d’autrui, ses émotions. L’empathie cognitive est quant à elle la capacité à comprendre les états mentaux d’autrui, en particulier ses croyances[14]on parle également de prise de perspective pour qualifier la compétence qui consiste à observer un sujet du point de vue d’autrui.. Les croyances sont au coeur du jeu de rôle Mage puisque dans celui-ci ce sont elles qui modèlent la trame du monde, littéralement. Par exemple, dans un monde où les habitants croient qu’ils sont capables de voler dans les airs, ils le peuvent. Il est donc crucial de comprendre les croyances des individus et des peuples pour comprendre leurs paradigmes[15]https://fr.wikipedia.org/wiki/Paradigme afin de comprendre leurs mondes. La réalité n’est rien d’autre que le consensus temporaire issu de la somme des croyances individuelles. Le jeu de rôle Mage et la campagne particulière que j’ai jouée invite littéralement à comprendre le monde du point de vue d’autrui, à faire preuve d’empathie, ou du moins de cette forme particulière d’empathie qui n’est pas tellement centrée sur les émotions, mais sur les croyances. J’y vois une évolution majeure du média jeu de rôle et de ma pratique.
Mais pourquoi en si bon chemin n’avons nous pas embrassé une empathie complétée de l’empathie émotionnelle ? En étions nous capable ? Il est communément admis que les hommes auraient de moins bonnes compétences émotionnelles que les femmes. Des études scientifiques concernant l’interprétation des émotions, la compréhension des expressions faciales, le vocabulaire émotionnel produisent en effet des résultats en ce sens[16]https://en.wikipedia.org/wiki/Sex_differences_in_psychology#Empathy. Dans un article[17]https://docs.autismresearchcentre.com/papers/2018_Greenberg_Testing-empathizing-systemizing-theory-male-brain.pdf publié en 2018 des chercheurs du département de psychiatrie de l’Université de Cambridge expliquent comment ils ont testé l’empathie et la systématisation, la capacité à analyser des règles, sur plus d’un demi million de personnes, une cohorte d’une taille sans précédent. Les participants ont répondu à plusieurs séries de questions. Les chercheurs synthétisent les réponses et indiquent que les hommes montrent un plus grand quotient systémique et un plus faible quotient empathique que les femmes.
Les auteurs en déduisent que les hommes ont tendance à analyser et construire des systèmes alors que les femmes sont plus enclines à l’empathie. Ils expliquent que cette différence est essentiellement biologique, provenant de configurations différentes du cerveau humain dépendant du sexe de la personne. Cette interprétation est pourtant sujet à de vives critiques[18]https://en.wikipedia.org/wiki/Empathising–systemising_theory#Criticism. Comment ces quotients empathiques et systémiques étaient ils calculés ? Les participants devaient évaluer[19]en disant s’ils étaient « tout à fait d’accord », « assez d’accord », « assez en désaccord » ou « tout à fait en désaccord » 20 affirmations du type « Je suis suis bon pour prédire comment quelqu’un va se sentir » ou « Lorsque j’apprends une langue, je suis intrigué par ses règles grammaticales » [20]https://www.pnas.org/content/pnas/suppl/2018/11/07/1811032115.DCSupplemental/pnas.1811032115.sapp.pdf. Ce n’est donc pas ici les capacités des participants qui sont mesurées mais bien leurs appréciations de leurs capacités. Un homme peut parfaitement être très empathique et se croire déficient parce que on lui répète cela depuis toujours. De nombreuses études montrent que des changements subtils dans les protocoles expérimentaux, visant à ne pas les présenter comme avantageant un genre plus que l’autre, gomment les différences entre les genres[21]https://journals.plos.org/plosone/article?id=10.1371/journal.pone.0190712[22]https://journals.plos.org/plosone/article?id=10.1371/journal.pone.0158666[23]https://pubmed.ncbi.nlm.nih.gov/27658902/.
Le jeu de rôle Mage présente des mondes dont les croyances modèlent la trame, la façonne jusqu’à forger la réalité. Les stéréotypes de genre font partie de nos croyances collectives, de notre paradigme. En cela, ils nous semblent bien réels. Si autour de la table nous croyons tous que nous n’étions pas très empathiques alors il ne semble pas étonnant que l’empathie émotionnelle n’était pas importante dans notre campagne. Nous nous conformions à notre paradigme[24]https://doi.org/10.1257/aer.20170007.
100% collègues
Arrivé en cours de campagne, mon personnage a appris à faire connaissance avec ses nouveaux collègues. Collègues est bien le terme à utiliser ici tellement nous n’avons pas créé de relations personnelles entre nos personnages. Mon personnage travaillait avec ces personnes, leur sauvait la vie, était sauvé par eux. C’est bien normal en terre d’aventure. On aurait pu penser que 10 ans de pratique de jeu et des années passées durant la fiction aurait pu changer cela mais ce n’était presque pas le cas.
Mon personnage n’avait strictement pas de relation personnelle avec les autres personnages des joueurs, à l’exception peut-être de Dana. Loïc a fait apparaître que Dana et moi étions respectivement les réincarnations de La Dame Du Lac et de Lancelot, créant un lien quasi familial entre nos personnages. Cela a eu la conséquence que Dana me surnomme régulièrement fiston. Mon interprétation de l’époque était que mon personnage avait avec Dana une relation personnelle un peu maternelle et faite de temps passés ensemble dans sa datcha à boire une excellente vodka et à échanger à cœur ouvert sur ce qu’impliquaient les aventures que nous vivions ensemble. Cette relation me plaisait beaucoup. Seulement voilà, au dire d’Arnaud qui jouait Dana, Fiston était une blague récurrente et pas un signe d’affection. Bien malheureux celui qui aime sans être aimé en retour.
rien de personnel
Une petite part des relations tissées entre les personnages étaient de nature personnelle, familiale ou romantique. Dana était mariée à un grand et beau général de la Mère Russie. Estelle n’avait pas de love interest. A sa grande infortune, Estelle a découvert que sa mère était Irina Derevko. Mon personnage s’est découvert une inclinaison pour l’agent J.
Parmi les joueurs, seul Arnaud a activement créé des relations personnelles. C’est en effet lui qui a décidé que Dana passe un dimanche avec un panier de pique-nique sonner à la porte du beau général, qu’elle mariera plus tard. Cette relation a très peu été mise en scène et n’a eu aucune conséquence sur la campagne. Dana a également entretenu une relation amicale personnelle avec Maya, l’une des hautes conseillères. Arnaud qui jouait Dana se défend d’avoir instrumentalisé ces relations comme des marques de reconnaissance sociale et donc de puissance. Personnellement, j’en doute.
Toutes les autres relations personnelles ont été impulsées par Loïc en tant que meneur de jeu. La relation amoureuse entre J et mon personnage vient par exemple de notre découverte, entièrement orchestrée par Loïc, d’une vie antérieure où nous nous aimions. Notre premier baiser était annoncé dans le titre même d’un scénario, « Bon anniversaire Solmath ».
Rétrospectivement, je trouve cela très paradoxal. Dans une campagne où l’empathie et les relations étaient importantes et où des relations romantiques étaient concevables, j’ai l’impression que nous, les joueurs, n’avons provoqué que des relations utilitaires, pour le bien de la Mère Russie ou pour celui de nos personnages. Aussi riche que fut le cadre fictionnel de nos parties, elles n’échappaient pas au phénomène de la carte postale. Partir en mission, enquêter, explorer, déjouer et combattre. Il n’y avait pas de place durant nos parties pour diverger du scénario et il aurait été malvenu de monopoliser du temps durant la partie pour autre chose que la mission.
relations en inter-scenar
En réalité, la majeure partie des relations interpersonnelles avaient lieu en « inter-scénar » et pas en jeu. Chacun des joueurs avaient des échanges, avec Loïc seulement, par mail ou de vive voix, pour régler ce que chacun d’entre nous faisions entre deux scénarios. Nous n’avions que peu d’échanges tous ensembles, seulement pour régler des détails de tel ou tel grand projet de nos personnages. Personnellement je ne prenais pas de plaisir aux échanges par mail que je vivais non comme une extension du jeu mais comme un devoir à la maison. J’ai par contre toujours adoré discuter en direct avec Loïc. Les « inter-scénar » servaient surtout à faire avancer les apprentissages ainsi les projets aux longs cours de nos personnages. Il servaient également à enquêter, avec des demandes qui ressemblaient à « je demande à X ce qu’il peut me dire sur Y ». La vie quotidienne de nos personnages en dehors des missions n’était pas le sujet. Priorité au scénario.
François, qui jouait Estelle, garde une frustration parce qu’elle n’a pas su développer ses relations sociales. Rat de laboratoire elle était et est resté d’une certaine façon, une boss de son domaine, seule. François explique que la course à la puissance occupait tous ses inter-scénars, qu’il fallait qu’Estelle s’entraîne, travaille sans cesse et qu’elle n’a pas eu l’occasion de développer une vie personnelle.
Dans un article intitulé « J’ai revu Entretien avec un Vampire et j’ai compris mes attentes déçues concernant Vampire La Mascarade »[25]https://www.limbicsystemsjdr.com/jai-revu-entretien-avec-un-vampire-et-jai-compris-mes-attentes-decues-concernant-vlm/, Frédéric Sintes mène une réflexion très similaire en se demandant « Où sont les relations affectives ? » qui sont si importantes dans l’imaginaire vampirique et tellement absentes de sa pratique du jeu de rôle Vampire La Mascarade – jeu partageant univers et système avec Mage l’Ascension. Il écrit « Dans Entretien avec un Vampire, Louis veut protéger Claudia à la façon d’un parent, quand elle, déchirée entre son âge physique et son âge psychologique, veut qu’il l’aime comme la femme qu’elle ne sera jamais. Lestat veut un compagnon et ami pour ne pas vivre l’éternité seul, mais Louis ne peut se résoudre à abandonner son humanité. Ces relations sont bourrées d’enjeux et de tensions. Et ce sont les raisons qui meuvent les personnages, l’affect, le désir et pas seulement le calcul. Bien sûr, Vampire La Mascarade n’interdit pas de jouer ce genre de liens, mais ne l’ayant jamais rencontré dans nos parties (j’y ai toujours été joueur). Voilà où ça m’amène : Plus de 95% des parties de JdR “classiques” que j’ai pu jouer étaient centrées sur des enquêtes ou des quêtes, avec très peu de place pour le reste. Pour obtenir autre chose, soit le joueur doit l’amener lui-même, quitte à ce que ça entre en conflit avec ce que le reste de la tablée veut faire, soit il faut des outils pour orienter le jeu dans cette direction. » Il ajoute « Les parties qui reposent sur des scénarios ne peuvent vraiment valoriser que des enjeux externes aux protagonistes, puisque le MJ n’a pas l’autorité sur l’intériorité d’un PJ (et s’il l’avait ce serait juste insupportable). Ce que les joueurs apportent comme enjeux internes sont souvent contingents ou cosmétiques. »
On peut pourtant jouer autrement. Dans le podcast rôliste « le zen des campagnes à long terme »[26]https://podcasts.apple.com/fr/podcast/jeux-de-rôle-le-zen-des-campagnes-à-long-terme/id1375287256, Stéphane Thériault s’entretient[27]https://podcasts.apple.com/fr/podcast/zen-épisode-009-discussion-avec-une-rôliste/id1375287256?i=1000455086392 avec Isabelle Stephen, joueuse sur ses campagnes. Ils évoquent comment le fait d’intégrer des joueuses à ses groupes entièrement masculins a changé leur pratique : « Comme maître de jeu cela me permet de diversifier. Quand vous êtes arrivées, […] toutes la notion de famille et de relation inter-personnelle est devenue beaucoup plus importante, surtout avec Abigail, ton personnage, qui était une séductrice. […] Avant c’était surtout des scientifiques, smugglers[28]contrebandiers, un docteur, tout à fait corrects d’ailleurs, des bons personnages mais il manquait ce côté là et c’est juste après cela que je considérerais que la campagne est vraiment devenue quelque chose d’hyper intéressant et a pu durer 5 ans. »
masculinité militarisée
Lorsque j’ai créé Solmath, mon personnage, j’en ai fait un petit gars discret, geek et rêveur, le regard caché derrière une grande mèche brune, Adepte du Virtuel[29]http://www.legrog.org/jeux/mage-l-ascension/tradition-books/virtual-adepts-en. Je n’avais pas de plan particulier pour son développement. Cette campagne aura fait de lui pas moins que Le Guerrier Ultime. Ce personnage que rien ne prédestinait à être un combattant est devenu au cour de la campagne l’incarnation du Guerrier, celui avec une majuscule, le concept même. Cette transformation inattendue a été orchestrée par Loïc au travers de multiples vies antérieures qui ont scellé le destin de mon petit geek. Quand, d’une part, on a été successivement Lancelot, Siegfried et Achille et, d’autre part, la Mère Russie et tout l’Univers attendent de vous que vous vous battiez à jamais contre un dieu abominable, le Gritche[30]https://en.wikipedia.org/wiki/Hyperion_Cantos#The_Shrike pour éviter l’ouverture des tombeaux du temps[31]https://fr.wikipedia.org/wiki/Univers_des_Cantos_d%27Hypérion#Les_Tombeaux_du_Temps, on est sacrément incité à revoir le concept de son personnage pour l’adapter à la campagne.
Qu’est ce qui a pu motiver cette évolution ? Les combats occupaient une part importante de nos parties. Notre groupe ne manquait pas de combattants avec un personnage assassin et Dana qui était La Tueuse[32]https://fr.wikipedia.org/wiki/Tueuse_de_vampires. Solmath aurait très bien pu rester un combattant médiocre, agissant en support.
Dans notre pratique, la parole des joueurs était accaparée par quatre choses : agir, percevoir le monde, convenir d’un plan et dialoguer avec les personnages environnants. Nous n’avions pas l’habitude de décrire nos personnages ou de jouer des scènes d’introspection. J’ai ainsi une idée vague de ce à quoi ressemblait Dana et presque rien sur le personnage d’Estelle. Nous n’avions pas non plus pour coutume de décrire les postures et gestuelles de nos personnages. Pour parler en tant que joueur il fallait que son personnage agisse. Nous ne prenions pas la parole pour expliquer ce que nous pensions ou ressentions. La question traditionnelle du meneur est bien « qu’est ce que tu fais ? » et pas « qu’est ce que tu penses ? » ou « qu’est ce que tu ressens ? ».
Personnellement, ce qui m’a motivé à accepter et embrasser cette évolution c’est la conjonction de trois choses. Tout d’abord les combats étaient tellement importants que devenir un guerrier était pour moi un moyen d’exister à la table. Cela m’a par exemple mis dans un rôle très actif durant la bataille finale de la campagne. Ensuite je trouvais intéressant le fait de vivre l’expérience transformatrice, de me laisser modeler par elle. Enfin j’ai aimé jouer un destin tragique, puisque mon personnage était voué à disparaître tôt ou tard, à être retiré de la trame, pour à jamais combattre dans un total sacrifice de soi. Une figure très masculine.
L’analyse critique que je produis sur cette campagne ne remets pas en cause le grand plaisir que j’ai pris à la jouer. J’aperçois rétrospectivement que durant notre très longue pratique nous avons délaissé les relations interpersonnelles pour nous concentrer sur les strictes aventures héroïques que je décris comme le phénomène de la carte postale. Cela me semble induit par choix du jeu, par l’usage du temps des parties pour les seuls scénarios, rejetant l’édification de relations hors du temps de jeu. Cela me semble aussi venir de nos prises de parole centrées sur nos actions et jamais nos émotions et enfin notre supposé manque d’empathie. Sur ce dernier point je trouve remarquable que cela soit la métaphysique du jeu lui même, Mage l’ascension, qui m’offre une explication plausible sur le paradigme dictant qu’un homme aurait nécessairement moins de connexion émotionnelle et d’empathie. Comme Mage est un jeu de rôle traditionnel, on pourrait être tenté d’en attribuer la responsabilité à Loïc, en tant que meneur de jeu. Il a pourtant créé des relations personnelles et nous aurions eu 10 ans pour donner à ces relations une plus grande place et infléchir la campagne. Je crois que cette restriction du champ de la fiction est une conséquence du fait que nous jouions entre mecs. Je compte continuer à explorer ces questions dans de prochains articles.
References
Petit guide pour commenter cet article. J’ai envie de dialoguer avec vous afin d’enrichir ma réflexion de vos contributions. J’ai envie de recevoir des encouragements de votre part. J’ai envie de lire vos anecdotes sur les sujets que je parcours – que celles-ci corroborent mon expérience ou non. J’ai envie de lire vos réflexions personnelles sur ces sujets. Par contre, sachez que je ne suis pas intéressé par des retours qui seraient sexistes ou racistes, des critiques de mon intérêt pour ces sujets, des négations de mon expérience ou de mon ressenti. En somme, dans vos commentaires, parlez moi de vous, pas de moi. Merci !
Bon, ça correspond assez bien à mon expérience, avec les petites inflexions qui me reviennent. Mes tentatives de jeu en drama provoquaient des l’incompréhension de mes coparticipant·es : à quoi bon jouer les émotions, le hors-champ du quotidien, tout simplement. Même hors du combat, le terme de collègues dit bien ce qui se passait.